
par Patrice Van Ersel
Nouvelles Clés, N° 40 (2ÈME Série) – Hiver 2003-04
Entretien avec Jill Purce
Propos recueillis par Patrice van Eersel
Fille et petite-fille de musiciennes, ancienne élève de Stockhausen, amie du Dalaï Lama, épouse du biologiste Rupert Sheldrake, Jill Purce a commencé par enseigner le chant harmonique avant de devenir une guide spirituelle travaillant avec des outils venus aussi bien du zazen que du tantrisme. Mais le chant est resté son approche principale. Il l’a fait accéder à une psychogénéalogie incroyablement raffinée, où les destins des différents chanteurs et chanteuses se mêlent à ceux de leurs ancêtres dans un “tissu” relationnel qui évoque ce que pourrait être une humanité consciente.
Nouvelles Clés: En 1993, vous nous disiez, de façon assez radicale, qu’une société qui ne chante pas meurt ?1 Dix ans plus tard, comment se porte le monde, selon vous, de ce point de vue : chante-t-il davantage ou chante-t-il moins ?
Jill Purce: Si je considère la façon traditionnelle, le monde chante de moins en moins. En revanche, de plus en plus de gens prennent la décision de chanter et “ lancent ” leurs chants de par le monde, et dans des modes très variés- dans le cadre d’ateliers, de chorales, de cercles de chants… Il y a un intérêt immense et croissant pour tout ce qui touche la voix.
N.C: Ces nouveaux chanteurs suffisent-ils à remplacer les anciens qui disparaissent ? Ces derniers avaient tendance à chanter dans tous les moments de la vie, alors que les nouveaux ne chantent que dans un cadre précis, non ?
J.P: Malheureusement, vous avez raison. On n’entonne plus de “ mantras ” à toute occasion. Mais les communautés électives qui se développent de nos jours et avec lesquelles je travaille, sont en pleine évolution et c’est très intéressant aussi. Cela a totalement modifié ma façon d’enseigner le chant. Pas tant dans les sessions courtes, qui peuvent classiquement n’occuper qu’un week-end. Mais de plus en plus de gens s’y mettent à fond et décident, par exemple, d’y consacrer une pleine semaine, intensément, et de renouveler ça à intervalles réguliers. Là, ce que je découvre, c’est que nous commençons à vraiment pouvoir travailler avec le “ champ de résonance ” d’une communauté, dans une sorte de tentative de sauvetage de la nature sonore de l’âme !
N.C: Que voulez-vous dire ?
J.P: On ne s’aperçoit jamais tant de l’existence de l’âme d’un groupe qu’en le faisant chanter. Et ce qui se passe, c’est que des sortes de rituels, de cérémonies s’imposent alors à nous. Voyez-vous, je vais nager tous les matins et dédie toujours ma nage à ma quête musicale - c’est l’un des moments où j’ai le plus d’inspiration ! Eh bien, depuis quelques années, mon inspiration me conduit vers des formes qui ont systématiquement en commun de s’adresser au champ groupal, notamment dans un rapport avec les familles des chanteurs.Parfois, le champ du groupe des chanteurs inclut leurs ancêtres. D’autres fois, je travaille dans des dimensions plus abstraites, comme le “ champ de la danse ” ou le “ champ de la lumière ”… Concrètement, cela implique que je travaille en fait avec le champ de chaque personne et avec la façon dont cette personne est entrée en relation avec les autres au cours de la vie. Chanter revient alors à voyager au travers d’une “ revue de vie ”, et plus précisément au travers de tous les êtres avec qui vous avez eu, à tel ou tel moment, une relation ou un échange intenses. Durant les cérémonies que nous sommes amenés à célébrer, ces rappels et ces rencontres se déroulent avec une précision étonnante et nous permettent de “ nettoyer ” toutes ces relations de leurs éventuelles pollutions.
Ce sont des rencontres de conscience, qui permettent de rééquilibrer, à l’intérieur de nous, nos différents rapports à autrui, d’achever le “ travail inaccompli ”, de “dissoudre le mauvais karma” diraient les sages indiens. Si bien que lorsque vous revoyez la personne dont vous avez ainsi nettoyé la relation à vous, cette personne n’obstrue plus votre chemin – et vous pouvez passer à quelqu’un d’autre ! Vous pouvez ainsi, de chant en chant, traverser votre vie entière et “ payer votre dû ” à toutes vos relations jusque-là inabouties. Bien sûr, cela intègre tout un travail de pardon, de remerciement, de reconnaissance, de bénédiction…
Tout se passe comme s’il nous était possible de faire se remanifester en nous tous les êtres que nous avons croisés en dansant avec eux une danse rétroactive ! Cela concerrne vos parents, vos frères et sœurs, vos enfants, vos amis, votre conjoint, vos amants ou ex-amants, vos ennemis, vos collègues…
N.C: Pouvez-vous nous décrire un peu plus précisément les choses ?
J.P: Nous sommes actuellement une quarantaine. Et chaque chanteur fait virtuellement entrer dans la “ danse ” une vingtaine de personnes de ses relations – avec évidemment des exceptions : untel a vingt frères et sœurs, eux-mêmes mariés, et il arrive donc accompagné (dans l’invisible) d’un groupe d’une centaine de membres, alors qu’une autre personne, qui vient d’une toute petite famille nucléaire, ne se trouve en relation qu’avec dix personnes. Alors, comment les choses se passent-elles ? Eh bien, quand vient son tour, chaque chanteur choisit dans le groupe ceux et celles qui vont représenter physiquement les personnes dont il voudrait évoquer l’existence…
N.C: Ah bon ? Vous voulez dire comme en constellation familiale, à la manière de Bert Hellinger ? !
J.P: Je connais très bien Bert. Il y a deux ans, il m’a invitée à sa conférence, en Allemagne, pour donner à ses élèves un atelier sur mon travail. Il y a des parallèles entre nous, c’est indéniable, mais nous suivons des chemins différents. Mon approche est beaucoup plus ritualisée que la sienne et surtout, elle utilise des sons, considérés dans leur nature sacrée, des mantras, des rythmes, des chants… que les participants travaillent continuellement, aussi chez eux. Ils n’arrivent à la cérémonie qu’après toute une préparation. Quant au rituel lui-même, c’est un mélange de formalisations préétablies et d’improvisations parfois impressionnantes. Ce sont des moments fous. Très enthousiasmants…
Le week-end dernier, nous étions à Munich, avec un petit groupe, autour du Dalaï Lama. Par hasard, c’était mon anniversaire. Il se trouve que j’ai travaillé le rituel bouddhiste tibétain Zongtchen (?) pendant trente ans – c’est une tradition dans laquelle j’ai profondément baigné. J’ai demandé au Dalaï Lama sa bénédiction. Pour les Tibétains, il est l’une des manifestations de ce que l’on appelle Avalotichvara (?), le boddhisattva de la compassion…
N.C: À quoi ressemble vos chants ? Toujours des sons harmoniques ?
J.P: Nous chantons des mantras et des danses propres à induire des formes de transe. Les rituels peuvent durer deux ou trois jours. Cela vous transforment en profondeur. Et les transformations sont incroyablement “ contagieuses ”, impliquant donc les arbres généralogiques tout entiers, avec une sorte de “ pouvoir d’interaction morphique ”, chaque personne pouvant entrer en résonance avec chacune des autres. À la fin d’une telle session, on peut vraiment dire que tout le groupe est devenu un seul être. C’est une expérience fantastique de ce dont l’être humain est capable. Une fois que les gens ont vu, touché, senti ce qu’un groupe pouvait devenir, leur vie ne peut plus jamais être la même !
N.C: C’est donc beaucoup plus qu’une musicothérapie…
J.P: Oh mon Dieu oui !
N.C: Tout dépend ce qu’on entend par ces mots… Un homme comme Dominique Bertrand, qui a travaillé notamment avec les Bauls du Bengale et qui fait résonner une fois par mois avec son groupe les voutes de Notre Dame du Liban, à Paris, serait un musicothérapeute assez proche de vous, je crois. Il travaille parfois avec des gens très malades, à qui ces chants font grand bien…
J.P: Je rencontre aussi toutes sortes de gens, de tous âges, de toutes origines, de toutes formations musicales aussi, et je pense avoir une bonne idée de ce qui se fait dans ce domaine. C’est d’ailleurs la magie de cette pratique que de pouvoir mélanger toutes ces origines. Et tout le monde en sort transformé ! Nous organisons deux grandes sessions par an en Angleterre, l’une fin avril, début mai à Devon et l’autre à Londres, à l’automne lors d’un grand festival de chants. Ce sont deux moments où le “ voile ” entre les mondes se lève… Cela donne des effets profonds. Au printemps dernier, nous avons vécu un moment très fort quand une femme paralysée des jambes s’est mise à retrouver des sensations dans ses pieds.
Autre chose… Les journées de mai sont celles de la fertilité. À la fin de la semaine, huit couples décidaient de se marier !
N.C: Avez-vous formé d’autres personnes pour mener de tels groupes ?
J.P: Dans les sessions dont je vous parle, nous nous trouvons plutôt dans le cadre d’une initiation que dans celui d’un enseignement. Ce sont deux choses différentes. J’ai fait énormément de formations, autrefois. Cela m’intéresse moins désormais. Mais je continue bien sûr. Mais cela n’a rien à voir.
N.C: Le faites-vous parfois en France ?
J.P: Eh bien, non, mais invitez-moi (rire) ! J’ai fait beaucoup de formations en France, mais pas cette sorte de cérémonie. On a besoin de plus qu’un week-end. Il faut qu’un groupe suffisant soit décidé à entreprendre quelque chose pendant une semaine.
N.C: Votre livre La Spirale Mystique, qui date d’une trentaine d’années, n’avait-il pas en quelque sorte ouvert la voie à votre pratique actuelle ?
J.P: Exactement ! Mon assistante riait l’autre jour en me disant : “ Vous rendez-vous compte qu’en fait vous aviez écrit votre propre manuel à l’avance ? ” Ce livre est régulièrement réimprimé depuis 1974. Et nos cérémonies en sont effectivement une sorte de manifestation. Or, ça n’était pas le cas, par exemple, il y a une dizaine d’années, quand nous avons fait connaissance, n’est-ce pas ? J’organisais alors d’autres formes de cérémonies… En fait, tout cela est relié à l’idée de spirale mystique… Disons que celle-ci se manifeste de plus en plus explicitement. J’en avais eu une intuition très forte quand ce livre m’est venu.
N.C: Dans quelles conditions cela s’était-il passé ?
J.P: J’avais 23 ans. Et ce fut une expérience très profonde d’une sorte de “ philosophie perenniale ”. Comme un processus de révélation de la vie elle-même… portée par le chant. Quand vous participez à un groupe de chant et de danse tournante pendant quatre jours, et que vous vous dissolvez littéralement dans la trame commune, on peut dire qu’une sorte d’essence vitale vous apparaît…
N.C: Avez-vous trouvé une nouvelle complicité avec les travaux de Rupert Sheldrake, votre mari ?
J.P: Oui et c’est très intéressant. Vous mentionniez Bert Hellinger, qui travaille depuis trente ans sur les constellations familiales. Il aime beaucoup dialoguer avec Rupert en public. Il est en effet persuadé que les formes que sa pratique révèle ont un rapport avec les champs morphiques sur lesquels ce dernier mène ses recherches. Le travail que j’organise moi-même participe de cela aussi. Nous travaillons sur des champs : champ communautaire, champ familial, champ ancestral, champ biographique de la personne… C’est amusant : Rupert parle de “ résonance morphique ” de façon métaphorique ; moi, j’utilise cette résonance pour de bon ! Tous ses travaux empruntent au monde du son des métaphores que l’on peut expérimenter réellement ! Nous nous trouvons donc en effet dans une complicité nouvelle.
N.C: Sheldrake compare aussi les champs morphiques à des anges… Cela vous parle aussi ?
J.P: Les anges n’arrivent pas en paquets ou en troupeaux, mais en chœurs et, donc, oui, ça me parle forcément. Ils nous aident à comprendre les “ champs de sons ”. Une nouvelle sorte de vision platonique se propose de considérer Dieu comme extérieur à nous et détachant de lui vers nous des goutelettes sonores, qui descendent la grande échelle de la hiérarchie des êtres, depuis les nuages intergalactiques jusqu’aux atomes… où l’on retrouve les Séraphins, les Chérubins, les Archanges, etc. Et à mesure qu’elles descendent le long de cette hierarchie, les goutelettes de son divin s’imprègnent progressivement de leur nature musicale d’âmes, jusqu’à l’espace-temps de leur naissance. Tous ces royaumes sont des domaines de résonance. Et le passage au travers de ces domaines jusqu’à nous peut être vu comme musical. Vous pouvez considérer par exemple l’astrologie comme une lecture musicale. Ainsi, les anges sont des façons de figurer les domaines de résonance entre Dieu et la terre…
On retrouve cette approche dans de nombreuses traditions, qui utilisent notamment les vertus harmoniques des voyelles, qui s’approchent des sons parfaits. Quand vous chantez, habituellement, vous mélangez du bruit et des sons parfaits. Parler produit le même mélange. Les consonnes font du bruit, les voyelles sont harmoniques. D’où l’idée ancienne, notamment juive, et avant égyptienne, que Dieu se cache dans les voyelles et que celles-ci ne doivent donc pas être écrites ni prononcées. C’est l’une des plus ancienne idée de l’Occident.
N.C: N’est-il pas étrange que les voyelles résonnent avec le Ciel, mais que ce soit les consonnes qui donnent le sens. Un mot limité à ses consonnes nous parle. Limité à ses voyelles, il ne veut plus rien dire !
J.P: Les consonnes sont la terre. Elles donnent un sens concret. Même sans esprit. Les voyelles sont en résonance, elles, avec le pur esprit. D’où la nécessité de mêler les deux. De matérialiser l’esprit. Toute une partie de notre travail revient ainsi à retrouver le bon dosage pour, en quelque sorte, restaurer les âmes par des jeux de résonance et d’inclusion. La notion d’inclusion est fondamentale. Elle se manifeste quand une communauté s’exprime comme un tout, qui devient un instrument puissant pour travailler avec le champ de chacun, afin de restaurer son intégrité. Et d’éclairer son chemin de vie.
On peut se figurer le champ d’une personne comme un champ magnétique autour d’elle. Un champ généré par l’ensemble de notre tissu relationnel. En un sens, c’est notre champ karmique. La clarification de ce dernier remet nos compteurs à l’heure.
N.C: L’ethnobotaniste Terence McKenna, avec qui Rupert Sheldrake avait écrit un livre (et qui est mort il y a trois ans), aimait dire que nous étions aussi en résonance avec des moments du passé. Il aimait l’idée de “ fin de l’histoire ”…
J.P: … et de “ vague de nouveauté ”. Il relisait toute l’histoire suivant des “ degrés de nouveauté ” et les moments “ catastrophes ” lui semblaient ceux où la nouveauté devient totale. La fin du monde serait l’ultime nouveauté (rire).
N.C: J’évoque ces notions, parce qu’il y a dix ans, vous m’aviez convaincu qu’une société qui ne chante plus meurt… réellement. Y allons-nous de façon accélérée ?
J.P: On peut voir les choses ainsi, oui. Le centre d’une spirale connaît des accélérations prodigieuses – pensez aux Trous noirs, au Point Oméga, ou au Point d’innovation ultime, autant de seuils de non-retour. L’image de la spirale peut vraiment aider aussi dans le sens opposé. Comme Teilhard de Chardin, qui imaginait la conscience cosmique embrassant l’univers entier…
À une échelle bien plus modeste, c’est un outil formidable, par exemple dans nos rituels. Nous dansons beaucoup en spirale. Et là toutes sortes d’accélération sont possibles. On peut utliser la polarité homme/femme. Je sépare souvent les groupes de cette façon. On a alors deux spirales qui aboutissent à une sorte de double-hélice d’énergie qui fait penser à l’ADN.
N.C: Sentez-vous la jeunesse sensible à ce genre d’approche ?
J.P: Oui parce que la relation homme/femme est actuellement une problématique si essentielle, qu’ils le sentent bien. Comment nous manifestons-nous en tant qu’homme ou que femme ? Que veut dire être un homme ou une femme aujourd’hui ? Quand tous les rôles originaux ont été confondus, même sur le plan le plus physique – avec des femmes athlètes par exemple -, comment s’y retrouver ? Dans mes pratiques, j’aime ritualiser distinctement ces deux formes d’énergie. Nous avons à redécouvrir les sexes. Ce sont deux champs primordiaux. Il est possible de ritualiser leur prise de conscience.
N.C: Vos groupes comptent une majorité de femmes ?
J.P: Elles constituent environ deux tiers des participants. La semaine dernière nous étions presque à 50/50 et c’est évidemment mieux.
N.C: Vous dites que le rapport homme/femme est devenu une question cruciale. Où en est votre propre vision aujourd’hui ?
J.P: Eh bien, c’est très intéressant. Si je regarde ma vie rétrospectivement, j’ai toujours agi comme je l’entendais, sans jamais me soucier de savoir si j’étais une femme ou un homme. C’est une prise de conscience récente chez moi, qui m’a stupéfaite. Ma mère était un personnage fort. Elle a fondé le premier département musical de l’université anglaise. Elle parlait comme un homme, fumait la pipe, etc. Et ma grand-mère était déjà comme ça : c’était l’une des premières femmes anglaises à étudier aux Beaux Arts. Mais l’importance de tout cela ne m’est venue qu’il y a une vingtaine d’années. Ce fut une expérience que je n’ai jamais racontée à personne, je dois dire…
C’était sur une montagne, en 1984…
Jusque-là, être un homme ou être une femme, vraiment, je m’en fichais complètement, et je ne souffrais certainement pas d’être une femme – je n’y pensais jamais ! Et alors il est arrivé ceci… J’étais en train de donner un enseignement d’une semaine, en Amérique, dans un groupe d’une quarantaine de chamanes, d’hommes-médecine, d’artistes martiaux, d’abbés zen, de moines tibétains, etc. Et nous étions donc là, Rupert et moi, accompagnés également par Francis Huxley. Il y avait bien plus de maîtres que d’élèves ! Nous avions passé des moments assez rudes, vivant dans des tipis et des yourtes, multipliant les rituels et les cérémonies. Je me suis alors sentie très reliée à ma mère. Les Amérindiens l’ont vu et m’ont dit qu’ils me fallait partir dans la montagne pour y “ saigner dans la terre ”, le jour de la pleine lune. C’était justement le lendemain. J’y suis donc allée, vers minuit, me dirigeant vers un point sacré que ces gens m’avaient indiqué.
J’ai fait ce qu’ils m’avaient dit. J’ai saigné dans la terre. Et je me suis retrouvée les mains couvertes de sang. J’ai levé les yeux vers le ciel, j’ai regardé la lune toute ronde, puis je suis retombée vers la terre. Mûe par un ressort spontané, j’ai répété ce mouvement plusieurs fois et me suis mise à tourner en spirale. Et brusquement, une énorme révélation s’est imposée à moi : j’étais une femme ! Et ma mère aussi ! Et ma grand-mère aussi ! Cette découverte jaillissait de mon mouvement de rotation et en faisait partie. Trois générations de femmes se télescopaient dans une seule spirale. Le sang féminin, la terre, la pleine lune, tout cela s’est mélangé. Et je suis redescendue vers les autres, totalement bouleversée.
Le lendemain matin, de bonne heure, quelqu’un s’est approché de notre yourte : je venais de recevoir un appel téléphonique de Londres, m’annonçant la mort de ma mère, pendant la nuit, juste au moment où j’avais eu cette révélation.
Depuis ce jour, j’ai trouvé ma puissance de femme. Et d’une certaine façon, je sens que je peux canaliser la présence de la déesse – ce qui m’est confirmé par les gens qui travaillent avec moi. Je dirais que cela fait partie de mes talents. Et cela s’est réveillé au moment où j’ai réalisé une évidence que je n’avais pas voulu voir. Il m’a fallu entrer en résonance avec ma vraie nature féminine. Depuis, quand je travaille dans différents rituels, il m’est possible de rejoindre les gens au centre de leur propre spirale. C’est ce qui permet une vraie transmission. À ce moment-là, quelque chose du pouvoir de la déesse passe vers eux à travers moi.
Je n’avais jamais raconté ceci à quiconque ! D’habitude, ce sont les autres qui me racontent leurs expériences ! En Europe, et spécialement entre Anglais, je suis plutôt réticente à me confier de la sorte. Cette année cependant, alors que j’enseignais en Californie, il m’est apparu qu’il fallait que je sorte de cette phase de ma vie en admettant une fois pour toute ce qui était arrivé.
N.C: Comment interprétez-vous le fait que cela se soit passé au moment où votre mère mourait ?
J.P: Tout de suite après, j’ai été invité par un abbé zen à participer à un rituel très ancien, enraciné dans le chamanisme, qui évoque la déesse de la compassion, Kuan Yen (?). Ce fut une autre forme de transmission…
N.C: À partir de là, vous avez su habiter votre féminité avec plus de force et de conscience ?
J.P: J’ai surtout compris qu’une femme pouvait servir de canal à la déesse !
N.C: Cela changeait-il quelque chose à la relation homme/femme, qui a eu tendance, pour nos générations, à devenir quelque peu confuse… ?
J.P: Oui. Or, une femme ne devrait jamais tenter d’imiter un homme. Cela la rapetisse. Elle doit viser la plénitude de sa propre puissance. Et l’homme, symétriquement, doit chercher sa plénitude masculine : phallique sans être agressif, ayant accès à l’énergie masculine sans être abusif ou destructeur. Il y a une nécessité pour chacun de trouver la vraie nature de son pouvoir – pour pouvoir se l’offrir l’un à l’autre.
N.C: Ce qui est la porte supérieure de l’accès au divin !
J.P: Absolument, oui, c’est l’expérience tantrique supérieure. La rencontre de ces opposés absolus donne l’illumination supérieure. Pour préparer nos cérémonies, nous travaillons avec deux hommes et deux femmes – l’homme ne pouvant toucher que le bleu et la femme le rouge…
N.C: Pour revenir au chant et à votre enseignement musical, quelle serait leur principale fonction dans notre société ?
J.P: De ramener les êtres à leurs sens. En anglais, nous avons cette expression : “ Come to your senses ! ” - redevenez sain, retrouvez votre bon sens, revenez sur terre, littéralement prenez conscience de votre expérience perceptive, autrement dit : soyez présent, ici et maintenant ! Le but ultime de toutes les expériences religieuses, spirituelles, ésotériques est d’être présent et non pas de regretter le passé ou de se projeter dans l’avenir, qui n’ont pas de réalité mais sont des constructions du mental. Chanter vous place dans ce présent parce qu’au moment où vous le faites, la clé opérative n’est pas seulement de chanter mais de s’écouter chanter en même temps – ce qui vous fait créer un circuit d’attention. Chaque fois que vous manifestez votre réalité, par une présence à vos sens, en créant des sons, en faisant vibrer votre corps, vous découvrez que cela vous introduit dans un ordre nouveau, une géométrie accoustique, ce qui vous met en résonance avec les harmoniques et pas, comme de nos jours, avec les musiques désaccordées qui sorte de l’échelle tempérée… Et en même temps, vous êtes témoin, vous êtes présent, vous écoutez en permanence…
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1.- Nouvelles Clés, 1ère série, n° 26